C’est l’une des, sinon la grande préoccupation géopolitique du moment. D’autant plus spectaculaire que les deux pays sont alliés de longue date, la brouille entre les États-Unis et la Turquie fait se perdre les observateurs en conjectures.
Donald Trump et son homologue turc Recep Tayyip Erdoğan – deux gros egos coutumiers des coups de menton, des contrepieds et qui ne sont au surplus pas réputés pour faire dans la nuance – se refusant jusqu’ici à la moindre concession, c’est la Russie qui boit aujourd’hui du petit lait. Les États-Unis et la Turquie sont en effet tous les deux membres éminents de l’OTAN, organisme qui n’a eu de cesse de tenter de voler dans les plumes de Vladimir Poutine et dont Moscou rêve qu’il s’affaiblisse.
L’omnipotent président turc, littéralement intouchable depuis la gigantesque purge qui a fait suite à la tentative de coup d’État de l’été 2016 et qui dispose d’un levier d’une rare puissance auprès de l’Union européenne (UE) depuis qu’il s’est engagé à tout mettre en œuvre pour contenir l’afflux de migrants en provenance du Proche-Orient, ne s’en est pas caché : son pays est désormais « en quête de nouveaux amis et de nouveaux alliés ». Vaste projet…
Le Qatar est en embuscade
Beaucoup plus isolé depuis le conflit avec Washington, Recep Tayyip Erdoğan prospecte tous azimuts, mais ni Paris ni Berlin n’ont pour l’heure donné suite à sa proposition d’une rencontre à quatre avec la Russie sur la question syrienne. Une autre pomme de discorde avec les États-Unis, auxquels il reproche de s’appuyer sur la minorité kurde, qu’il exècre, pour en finir une bonne fois pour toutes avec l’État islamique (EI).
Le rapprochement avec l’Europe ne tombe pas sous le sens, et serait tout sauf spontané et désintéressé. On voit par ailleurs bien mal l’UE tomber dans les bras de la Turquie en vue de la création d’un « axe de résistance » face aux États-Unis, pour reprendre l’expression de nos confrères du Monde. Si les tensions n’ont pas manqué entre Bruxelles et l’inénarrable locataire de la Maison Blanche ces derniers mois, et si choix il devait y avoir, l’UE ne suivrait pas Ankara dans une entreprise aussi fantasmagorique, ce pour quantité de raisons, des très vives réserves européennes (doux euphémisme) à l’endroit de la Russie poutinienne en passant par la nécessité « vitale » de ménager l’Oncle Sam.
Gages de bonne volonté, la justice turque vient tout de même d’ordonner la libération du président d’Amnesty International en Turquie et de deux soldats grecs, deux initiatives qui participent d’une volonté évidente d’adoucissement, fût-il spécieux, et qui pourraient aider à un dialogue plus profond.
En grande difficulté économique, avec une inflation élevée, un endettement public colossal et une monnaie mal en point, même si la livre turque rebondit de plus de 6% au moment où j’écris ces lignes, la Turquie est en quelque sorte « diplomatiquement à vendre », mais n’est pas seule pour autant.
D’abord parce que la Russie, qui a elle-même eu maille à partir avec fin 2015 après qu’un avion russe parti bombarder l’opposition syrienne a été abattu dans l’espace aérien turc, ne laissera sans doute pas passer une occasion pareille. Ensuite parce que le Qatar, qui n’est pas plus en odeur de sainteté auprès de Donald Trump que la Turquie et l’Iran, a fait savoir par la voix de son émir Cheikh Tamim ben Hamad Al Thani qu’il fournira 15 Mds$ d’investissements au pays. Une bonne base pour appréhender l’avenir avec davantage de sérénité…
Comme l’avait fait l’Europe il y a quelques semaines, Ankara a par ailleurs répliqué aux sanctions économiques américaines en procédant à une hausse spectaculaire des tarifs douaniers sur plusieurs produits emblématiques en provenance des États-Unis (+140% sur les produits alcoolisés, +120% sur les véhicules de tourisme, +60% sur le tabac).
La querelle avec le président américain n’en risque pas moins d’accoucher d’une crise économique profonde et qui pourrait ensuite se propager à d’autres États émergents. En sus d’un énième basculement des alliances dans une région qui n’a pas toujours eu besoin de plus qu’une étincelle pour s’embraser.
Le torchon brûle entre les États-Unis et la Turquie… et la livre turque s’effondre